39.
La Horde
Lorsque les battants explosèrent, Matt se tenait debout au milieu de la salle du trône, prêt au combat.
Six silhouettes jaillirent, la plupart sur quatre pattes, mais certaines debout. De forme humanoïde, les membres emprisonnés dans des pièces d’acier noir serties de pointes acérées, enveloppés dans des tuniques amples et déchirées qui les faisaient ressembler à des spectres de chevaliers.
Mais leur posture tenait autant de l’homme que du chien, et leurs casques de fer aux formes torturées masquaient des nez trop longs, des mâchoires trop basses, des fronts trop hauts. S’il s’agissait d’êtres humains, ils ne pouvaient qu’être monstrueux.
Tous en même temps se mirent à renifler bruyamment, humant l’air, se dressant sur leurs jambes, la gueule tendue pour mieux capter les odeurs.
Le premier inclina ce qui lui servait de visage en regardant Matt.
L’adolescent crut discerner deux yeux jaunes sous le masque difforme, qui le scrutaient avec curiosité et… gourmandise.
Puis le premier Renifleur déporta son poids sur ses jambes et se propulsa vers Matt comme s’il était monté sur des ressorts.
Matt ne chercha pas à esquiver l’impact, au contraire, il se campa solidement sur ses appuis et étudia la trajectoire pour libérer son coup au meilleur moment.
En une seconde, le Renifleur était sur lui et la lame chanta à l’instar d’un verre de cristal.
Elle s’encastra dans l’armure, déchira les chairs et ressortit avec une bruine pourpre qui éclaboussa le dallage.
Le bras du Renifleur se décrocha de son corps et la créature trébucha en grognant. Une odeur méphitique se propagea instantanément.
Matt eut à peine le temps d’aviser les dégâts qu’un second Renifleur surgissait devant lui, les griffes de ses gants lacérant son tee-shirt pour se frayer un chemin vers son cœur. L’improbable se produisit : les griffes transpercèrent le Kevlar de son gilet aussi facilement que du papier et écorchèrent l’adolescent.
Matt ignora la douleur en priant pour que la blessure soit superficielle. Il voulut lui trancher les poignets d’un coup d’épée mais le Renifleur fit preuve d’une vivacité remarquable pour lui attraper le poing qui tenait l’arme. Il émit une sorte de sifflement de satisfaction et allait lui ouvrir la poitrine de sa main libre lorsque deux flèches se plantèrent dans son masque noir et anguleux. Il tituba, sans libérer Matt, avant de se reprendre pour cette fois soulever le garçon dans les airs.
La douleur arracha un cri à Matt qui lâcha son épée.
Deux nouvelles flèches entrèrent par l’orifice d’un œil. Le monstre poussa un terrible gémissement et lança Matt contre une tapisserie qui se décrocha et lui tomba dessus pour l’immobiliser aussi sûrement qu’un filet de pêche.
Les quatre autres Renifleurs avancèrent en échangeant une bordée de borborygmes agressifs. Tobias encochait une nouvelle flèche et Chen réarma son arbalète.
— Il va falloir être rapides, avertit ce dernier, ils sont sacrément véloces !
Ambre accourut pour aider Matt à se dépêtrer, il était sonné par le choc et saignait à la lèvre et au torse.
— Mon épée, dit-il en la voyant au pied des monstres.
Les Renifleurs se séparèrent en entrant dans le hall, ils prenaient un maximum d’espace pour contourner leurs adversaires.
— Ils chassent comme une meute ! annonça Ben.
Ce fut alors que le premier Renifleur se redressa et que son bras coupé racla le sol en produisant d’affreux grincements. Il vint se replacer, s’envolant comme s’il était guidé par un prodigieux aimant, et s’encastra dans la chair et l’acier de l’armure avec un bruit humide écœurant.
— Oh, non… gémit Neil. Ils se reforment !
Les flèches tombèrent toutes seules du casque du second tandis qu’il se relevait également.
Deux Renifleurs tentèrent de prendre Ben en tenaille, mais Horace en repoussa un à l’aide d’une torche qu’il venait de décrocher du mur. L’autre lança ses griffes vers le Long Marcheur qui para de sa petite hache avant de donner un coup de pied dans ce qu’il pensait être le genou de son agresseur. Celui-ci ne cilla pas, pire, il balança son bras dans le visage de Ben qui ne s’y attendait pas et qui s’effondra, le nez en sang.
Le Renifleur se jeta sur lui pour lui enfoncer ses longs doigts métalliques dans la gorge.
Ambre leva la main en direction de la créature et donna tout ce qu’elle avait pour le projeter contre le mur. Sans l’aide des Scararmées, l’impact fut à peine suffisant pour le déstabiliser, il tomba sur le flanc, juste ce qu’il fallait pour permettre à Ben de rouler hors de sa portée.
Mais déjà un autre Renifleur se postait devant lui pour l’empêcher d’aller plus loin. La créature lui enfonça son gant d’acier dans le ventre et l’adolescent hurla.
La situation n’était guère meilleure pour Chen et Tobias qui se trouvaient aux prises avec deux Renifleurs agitant leurs guenilles et leurs pièces d’armure. Ambre et Matt furent également sous la menace d’un des monstres qui se mit à quatre pattes pour les approcher à la manière d’un lion qui vient flairer ses proies.
— Nous n’y arriverons pas, capitula Ambre avec fatalité, ils sont invulnérables. Ils vont nous tailler en pièces.
— Si tu utilises les Scararmées, peux-tu nous faire gagner du temps ? demanda Matt.
— Ils sont dans mon sac, là-bas, de l’autre côté de la salle, avec Neil !
Le Renifleur se mit à grogner et se contracta, prêt à charger.
— Sers-toi de ton altération ! lança Matt en roulant entre les pattes du prédateur pour faire diversion.
Ambre se concentra aussitôt sur son sac et d’un mouvement du doigt qui accompagnait sa pensée, souleva le rabat de Nylon. Le bocal était visible. Elle ne le quitta pas des yeux et projeta son énergie, pour le faire glisser vers elle.
Matt avait à peine évité un coup de griffes qu’il vit l’autre gant s’abattre en direction de ses yeux. Il saisit la main de toutes ses forces et, usant de son altération, il la tourna dans le sens inverse des articulations. Les os se brisèrent et le Renifleur poussa un cri infernal en se jetant sur Matt. Ils partirent en roulé-boulé et Matt s’empara de son épée au passage pour transpercer les entrailles de son adversaire.
Tobias et Chen criblaient les leurs de flèches sans réussir à les envoyer au tapis. Les unes après les autres, les blessures se refermaient en repoussant le projectile hors du corps. Ils furent bientôt acculés contre un mur, pris au piège par deux assaillants dont les casques laissèrent couler un filet de bave.
Horace tentait d’enflammer la bête mi-humaine mi-démon qui frappait Ben lorsque ses loques prirent enfin feu. Le Renifleur se mit à tourner à toute vitesse sur lui-même, comme s’il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait. Ainsi attisées, les flammes gagnèrent en vigueur et le monstre se transforma en torche vivante. Des hurlements effroyables sortirent de son casque avec une odeur pestilentielle.
Matt amputa le bras d’un Renifleur qui tentait de se relever et se précipita dans la suite de Malronce pour y briser une des fenêtres. Il se pencha au-dessus du vide, dans la nuit, et siffla de toutes ses forces en direction de l’étable qu’il ne parvenait pas à distinguer dans la brume.
Pendant ce temps, Neil fonça sur Ben et appliqua ses mains sur la plaie d’où se déversait un bouillon sanglant de mauvais augure.
Le bocal des Scararmées traversa la salle du trône en glissant sur le dallage et se plaça entre les jambes d’Ambre qui l’ouvrit.
L’énergie des scarabées l’enivra immédiatement, électrisant son corps, soulevant le fin duvet sur sa nuque.
Neil aussi ressentit leur effet, ses paumes devinrent chaudes, et Ben se tordit de douleur au moment où une fumée blanche et malodorante s’échappa de sa blessure.
Un autre Renifleur était en approche, sur le point de passer à l’attaque. Ils étaient si prompts à encaisser et à se remettre sur pied qu’ils paraissaient deux fois plus nombreux.
Tobias vit le casque face à lui s’ouvrir par le bas et une longue mâchoire immonde, sans peau, brune et ocre, couverte de moisissures jaunes, se déploya, assez volumineuse pour y engloutir la tête entière d’un Pan. Les dents grises luisaient sous les flammes des torchères pendant qu’un liquide transparent dégoulinait sur le sol.
Un éclair argenté découpa l’horrible gueule et Matt décapita le Renifleur dans le mouvement suivant.
Neil était épuisé, il releva les mains de Ben et voulut se mettre debout quand sa tête tourna si fort qu’il dut se retenir à Horace pour ne pas tomber. Il vit un Renifleur s’envoler juste sous ses yeux et se fracasser contre le plafond, puis un autre s’encastrer dans le trône en grondant.
Ambre était à l’œuvre.
Galvanisée par les Scararmées, elle soulevait les créatures et les brisait aussi simplement que des figurines de porcelaine.
Pourtant, les uns après les autres, les Renifleurs de la Horde finissaient par se rétablir.
Matt protégea le dos d’Ambre en coupant à nouveau la tête d’une abomination qui rampait pour atteindre la jeune fille.
Chaque entaille délivrait une puanteur insoutenable qui plombait à présent tout le hall.
D’autres ombres se profilèrent soudain dans la vaste salle.
Un homme barbu, musclé comme un guerrier, aux prunelles pénétrantes et dures, puis en retrait, une forme plus familière.
Malronce.
Elle fixait Matt.
C’était elle, sa mère. Gracieuse et charismatique.
Sauf que cette mère-là avait quelque chose d’autre que celle qu’il avait connue. Une rudesse dans l’attitude, dans le regard. Presque de la méchanceté.
— Toi ? dit-elle du bout des lèvres.
Magnétisé par cette apparition, Matt ne vit pas le danger assaillir Ambre. Cette dernière s’efforçait de repousser les attaques sur ses compagnons et ne put rien contre le Renifleur qui rampait au plafond.
Il se laissa tomber sur elle comme une araignée sur son repas, ses membres se replièrent pour la percer de toute part, dans le ventre, le dos, la poitrine et l’épaule, un hoquet la souleva avant qu’elle réalise que sa respiration ne fonctionnait plus.
Une nappe de liquide chaud se déversa sur ses hanches, et au spasme de l’asphyxie succéda la douleur.
Le bruit du choc réveilla Matt qui enfonça sa lame jusqu’à la garde dans le Renifleur et la remonta avec une telle bestialité que le monstre fut ouvert en deux, ses organes se répandirent à ses pieds.
Matt prit Ambre contre lui, les paupières de l’adolescente clignaient à toute vitesse, elle cherchait l’air, ses doigts l’agrippèrent.
Son sang la quittait, emportant avec lui la précieuse vie, tiédissant son corps, abandonnant son âme.
Ambre allait mourir dans ses bras.
— Non ! hurla Matt. Non ! Tu ne peux pas me quitter !
Ambre elle-même semblait s’éloigner, de plus en plus détachée de son sort.
Neil l’arracha aux bras de Matt et enfouit ses mains dans ses vêtements imbibés.
Matt Carter releva la tête en direction de Malronce.
Ce n’était plus sa mère.
Jamais celle qui l’avait mis au monde n’aurait commandé pareil carnage. Jamais elle n’aurait fomenté l’extermination des Pans.
Malronce avait l’apparence de sa mère, mais rien que l’apparence.
Toute la violence que les Cyniks l’avaient contraint à exprimer, à contrôler depuis des mois, remonta d’un coup.
Alors il serra son épée et chargea.
Le général Twain fit un pas de côté pour lui barrer le chemin, sa grande épée pointée sur Matt.
Il pivota au dernier moment et usant de toute sa prodigieuse force abattit sa lame sur celle de Twain qui se brisa d’un coup.
Matt vint s’écraser contre le torse puissant du militaire encore sous le choc de ce qu’il venait de voir. D’un coup de coude, Matt le repoussa pour s’ouvrir la voie vers Malronce.
Mais le général Twain n’était pas homme à se laisser terrasser si facilement. Il saisit Matt par les cheveux et le lança contre la paroi de pierre avant de tenter de lui ouvrir la gorge avec sa lame brisée.
— Vivant ! hurla la Reine. Je le veux vivant !
Le cri stoppa le général et permit à Matt de se dégager pour frapper le premier.
Des soldats vociféraient aux niveaux inférieurs.
Quand Tobias s’agenouilla près d’Ambre, il la vit en train de repousser Neil.
Le représentant d’Eden était livide, ses mains sur la peau de l’adolescente.
— Neil, gémit-elle avec difficulté, tu… t’épuises… arrête…
Mais il ne l’écoutait pas. Les plaies se refermaient une par une, et soudain Tobias put voir au travers de Neil tant sa peau et ses organes avaient perdu leur consistance. Il n’appartenait plus tout à fait à leur monde. À l’inverse, la subite pâleur d’Ambre s’était estompée, les couleurs revenaient à ses joues.
— Non ! cria la jeune fille avec le peu de force qui l’habitait encore.
Neil frissonna. Un frisson glacial, porteur de la mort.
Il venait de tout donner pour Ambre.
— Elle doit vivre, souffla-t-il, elle doit vivre… elle est… le seul espoir d’Eden…
Neil tomba à la renverse. La vie avait déserté son corps.
Matt vit Plume surgir dans le dos de Malronce, suivie de Gus et de tous les autres chiens. La troupe canine renversa la Reine et Twain sur son passage, et Lady se jeta sur un Renifleur qui allait croquer Tobias. D’un coup de crocs elle lui brisa la nuque.
Les carreaux d’arbalète de Chen donnèrent assez de répit à Tobias pour qu’il aide Ambre à déposer Neil sur le dos de Moz, son chien. La minute suivante, ils chevauchaient vers l’escalier.
Matt sauta sur le dos de Plume et reçut un coup de poing dans les côtes de la part de Twain qui tentait dans un dernier élan de le désarçonner. Mais Matt tint bon, son gilet en Kevlar protégea ses côtes de l’impact.
Plume s’élança devant Malronce qui se plaqua contre le mur pour ne pas être piétinée.
L’instant d’après, Matt avait disparu.